Les 10 premières années à Vienne.
Le Testament de Heiligenstadt.
La lettre à l'immortelle bien-aimée.
A la fin d'Avril ou au début de Mai
1802, Beethoven quittait Vienne et prenait ses quartiers
d'été à Heiligenstadt, petit village de la
banlieue nord de Vienne.
C'est le Dr Schmidt, son nouveau médecin, qui avait
conseillé à Beethoven cette cure de solitude et de
silence pour soulager et tenter de soigner sa surdité.
Avec l'automne commençant, la mélancolie s'aggrava. Car
le repos et le silence de la campagne n'ont réussi en rien
à faire reculer la surdité.
A bout de forces, déçu de tous côtés par
ses espoirs, Beethoven pense au suicide.
Et c'est dans un des moments où il combat le plus
résolument cette idée qu'il écrit pour ses
frères la lettre d'adieu qu'il n'enverra jamais et qui,
retrouvée dans ses papiers après sa mort, est connue
sous le nom de TESTAMENT DE HEILIGENSTADT.
O vous qui pensez que je suis un être haineux, obstiné, misanthrope, ou qui me faites passer pour tel, comme vous êtes injustes !
Vous ignorez la raison secrète de ce qui vous paraît ainsi.
Dès l'enfance, mon coeur et mon esprit
inclinaient à la bonté et aux sentiments tendres.
Même j'ai toujours été disposé à
accomplir de grandes actions ; mais pensez seulement que depuis
bientôt six ans je suis frappé d'un mal pernicieux, que
des médecins incapables ont aggravé.
Déçu d'année en année dans l'espoir d'une
amélioration, contraint pour finir d'envisager
l'éventualité d'une infirmité durable, dont la
guérison, si même elle était possible, exigerait
des années, né avec un caractère ardent et actif
; porté aux distractions de la vie en société,
j'ai dû, de bonne heure, m'isoler, vivre loin du monde en
solitaire.
Parfois je voulais bien arriver à surmonter tout cela, oh !
comme alors j'ai été durement ramené à
renouveler la triste expérience de ne plus entendre.
Et pourtant il ne m'était pas encore possible de dire aux
hommes : Parlez plus fort, criez, car je suis sourd.
Ah ! comment pouvoir alors avouer la faiblesse d'un sens qui chez moi
devrait être dans un état de plus grande perfection que
chez les autres, d'un sens que j'ai possédé autrefois
dans sa plus grande perfection, dans une perfection telle que bien
peu de musiciens l'ont jamais connue ?
Oh ! je ne le peux pas, aussi pardonnez-moi si vous me voyez me tenir à l'écart, alors que je me mêlerais volontiers à vous.
Mon malheur m'est doublement pénible, car par
lui je dois devenir méconnu ; pour moi, plus de stimulant dans
la société des hommes, plus de conversations
intelligentes ni d'épanchements mutuels.
Absolument seul, ou presque, c'est juste dans la mesure où
l'exige la plus absolue nécessité que je peux me
laisser reprendre par la société ; je dois vivre en
banni. Si je m'approche d'une société, je suis
aussitôt tenaillé d'une angoisse terrible, celle
d'être exposé à laisser remarquer mon
état.
Il en fut ainsi pendant ces six mois que j'ai passés à la campagne, poussé par mon intelligent médecin à ménager mes oreilles le plus possible. Il prévint presque mes dispositions actuelles, bien que quelquefois entraîné par l'instinct de la société, je m'y sois laissé égarer.
Mais quelle humiliation quand quelqu'un à
côté de moi entendait le son d'une flûte au loin
et que je n'entendais rien, ou quand quelqu'un entendait chanter un
berger, et que je n'entendais rien non plus. De tels
événements me poussaient au seuil du désespoir,
et il s'en fallait de peu que je ne mette, fin moi-même
à ma vie.
C'est l'art, et lui seul, qui m'a
retenu.
Ah ! il me paraissait impossible de quitter le monde avant d'avoir
donné tout ce que je sentais germer en moi, et ainsi j'ai
prolongé cette vie misérable - vraiment
misérable - , un corps si sensible que tout changement un peu
brusque peut me faire passer du meilleur état de santé
au pire.
- Patience - c'est bien cela, il faut que je la prenne maintenant pour guide, je l'ai fait. J'espère tenir dans ma résolution d'attendre jusqu'à ce qu'il plaise aux Parques impitoyables de rompre le fil.
Peut-être irai-je mieux, peut-être non, je suis courageux.
A vingt-huit ans, être déjà obligé à devenir philosophe, ce n'est pas commode; pour un artiste, c'est encore plus dur que pour un autre homme.
- Divinité, tu vois d'en haut au fond de moi,
tu le peux, tu sais que l'amour de l'humanité et le
désir de faire du bien m'habitent.
O hommes, si jamais vous lisez ceci
un jour, alors pensez que vous n'avez pas été justes
avec moi, et que le malheureux se
console en trouvant quelqu'un qui lui ressemble et qui, malgré
tous les obstacles de la Nature, a tout fait cependant pour
être admis au rang des artistes et des hommes de
valeur.
Vous, mes frères Karl et Johann, dès
que je serai mort, et si le professeur Schmidt vit encore, priez le
en mon nom de décrire ma maladie, et joignez y ces pages, afin
qu'au moins après ma mort le monde se réconcilie avec
moi.
En même temps, je vous déclare ici tous deux
héritiers de ma petite fortune (si on peut la nommer
ainsi).
Partagez la honnêtement, entendez-vous et aidez-vous
mutuellement.
Ce que vous avez fait contre moi, je vous l'ai pardonné depuis
longtemps, vous le savez bien.
Toi, frère Karl, je te remercie encore spécialement
pour l'attachement dont tu m'as donné la preuve ces temps
derniers. Mon voeu est que votre vie soit meilleure et moins
soucieuse que la mienne ; recommandez à vos enfants la Vertu,
elle seule peut nous rendre heureux, et pas l'argent, je parle par
expérience ; c'est elle qui m'a relevé dans ma
détresse; je lui dois, comme à mon art, de n'avoir pas
fini ma vie par le suicide.
Adieu et aimez-vous! Je remercie tous mes amis, en particulier le prince Lichnowsky et le professeur Schmidt. Les instruments donnés par le prince L., je souhaite qu'ils puissent être conservés chez l'un de vous ; mais qu'il ne s'élève pour cela aucun conflit entre vous ; dès qu'ils pourront vous servir plus utilement à quelque chose, vendez-les. Comme je suis joyeux, si je peux, sous ma pierre tombale, vous être encore utile.
Ainsi c'est fait : - avec joie je vais au devant de la mort - si elle vient avant que j'aie eu l'occasion de déployer encore toutes mes possibilités pour l'art, alors elle vient encore trop tôt pour moi, malgré mon dur Destin, et je voudrais qu'elle soit plus tardive- pourtant même alors je serai heureux ; ne me délivrera telle pas d'un état de souffrances sans fin ' - Viens quand tu voudras, je vais courageusement au-devant de toi.
- Adieu, et ne m'oubliez pas tout à fait dans la mort, j'ai droit à cela de votre part, car dans ma vie souvent j'ai pensé à vous rendre heureux, soyez le.-
Heiligenstadt, le 6 octobre l802.
LUDWIG VAN BEETHOVEN
Pour mes frères Karl et Johann,
à lire et à exécuter après ma
mort.